Mieux, ne pourrais jamais, je suis bien trop poisseuse.
"Ne me touche pas! j'ai chaud... Ecarte-toi de moi! Mais ne reste pas ainsi debout sur le seuil : tu arrêtes, tu me voles le faible souffle qui bat de la fenêtre à la porte, comme un lourd oiseau prisonnier...
J'ai chaud... je ne dors pas. Je regarde l'air noir de ma chambre close, où chemine un râteau d'or, aux dents égales, qui peigne lentement, lentement, l'herbe rase du tapis. Quand l'ombre rayée de la persienne attendra le lit, je me lèverai - peut-être... Jusqu'à cette heure-là, j'ai chaud.
J'ai chaud. La chaleur m'occupe comme une maladie et comme un jeu. Elle suffit à remplir toutes les heures du jour et de la nuit. Je ne parle que d'elle; je me plains d'elle avec passion et douceur, comme d'une caresse impitoyable. C'est elle – regarde ! - qui m'a fait cette marque vive au menton, et cette joue giflée, et mes mains ne peuvent quitter les gantelets, couleur de pain roux, qu'elle peignit sur ma peau. Et cette poignée de grains d'or, tout brûlants, qui m'a sablé le visage, c'est elle, c'est encore elle...
Non, ne descends pas au jardin ; tu me fatigues. Le gravier va craquer sous tes pas, et je croirai que tu écrases un lit de petites braises. Laisse ! que j'entende le jet d'eau qui gicle maigre et va tarir et le halètement de la chienne couchée sur la pierre chaude. Ne bouge pas ! Depuis ce matin je guette, sous les feuilles évanouies de l'aristoloche, qui pendent comme des peaux, l'éveil du premier souffle de vent. Ah ! j'ai chaud ! Ah ! entendre, autour de notre maison, le bruit soyeux, d'éventail ouvert et refermé, d'un pigeon qui vole !
Encore, encore ! j'ai si chaud ! Rappelle-moi le mercure vivace qui roule au creux des capucines quand l'averse s'éloigne, et sur la menthe pelucheuse... Evoque la rosée, la brise haute qui couche les cimes des arbres et ne touche pas mes cheveux... Evoque la mare cernée de moustiques et la ronde des rainettes... Oh ! je voudrai, sur chaque main, le ventre froid d'une petite grenouille !... J'ai chaud, si tu savais... Parle encore...
Parle encore, guéris ma fièvre ! Crée pour moi l'automne : donne-moi, d'avance le raisin froid qu'on cueille à l'aube et les dernières fraises d'octobre, mûres d'un seul côté... Oui, il me faudrait, pour l'écraser dans mes mains sèches, une grappe de raisins oubliée sur la treille, un peu ridés de gelée... Si tu amenais, auprès de moi, deux beaux chiens au nez très frais ? Tu vois, je suis toute malade, je divague.
Ne me quitte pas ! Assieds-toi, et lis-moi le conte qui commence par : « La princesse avait vu le jour dans un pays où la neige ne découvre jamais la terre, et son palais était fait de glace et de givre... » De givre, tu entends ? de givre !... Quand je répète ce mot scintillant, il me semble que je mords dans une pelote de neige crissante, une belle pomme d'hiver façonnée par mes mains... Ah ! j'ai chaud !...
Penche-toi, évente, de ton souffle, mes narines, et presse, contre mes dents, le sang acide de la groseille que tu mords..."
Colette
Extraits de : "le voyage égoïste"
3 commentaires:
Merci pour ce partage littéraire... je connais très mal Colette alors un double merci !
Bises Jolie Laurence !
Comme elle en parle bien! Rien qu'à la lire on ressent cette chaleur par tous les pores! C'était vraiment une Grande parmi les Grandes et tu nous fais là un beau cadeau! Bonsoir Laurence!
Justement je baguenaudais sur ton sol gelé en pensant in petto que si je pouvais freiner de tous mes pétales pour retarder l'arrivée de la chhhaaaaleur...
Enfin, un présent me rassure, un éventail précieux...
Tout tendrement
Rose
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