lundi 3 novembre 2008

3 novembre

Sur mon agenda, il est écrit que je dois passer une échographie mammaire à 9h15. C'est fait et tout va bien.
Je regarde machinalement le nom du saint, je lis "St Hubert", je sais très bien que le 3 novembre, c'est la St Hubert, comme je sais très bien que le 3 octobre était ta date anniversaire, mais je ne réagissais pas beaucoup.
Aujourd'hui, j'ai décidé de penser à toi. Quel luxe !
Penser à quelqu'un qu'on a beaucoup, beaucoup aimé, aimé jusqu'à l'adoration et puis auquel on a renoncé, renoncé à aimer, adorer, quelqu'un qui est quasiment tombé dans l'oubli.

Suis-je sincère ?

L'histoire familiale, et pour une fois, je ne suis pas loin de lui donner raison, prétend que tu as choisi la date à laquelle tu voulais mourir.
Un 18 décembre !
C'est bien toi, ça, assombrir les fêtes des petits enfants !
Personnellement, ça ne m'a pas tellement dérangée, je fais mon sapin de Noël, bien avant les dates prévues et je l'enlève bien après, tu sais pourquoi ? parce que les boules et les guirlandes amusent beaucoup les chiens.
N'empêche, ta mère, ma grand-mère, ma babou tant aimée, Marie-Madeleine, est partie un 18 décembre et de ton vivant, tu clamais à qui voulait bien l'entendre, que tu désirais mourir le même jour que ta mère.
Le lecteur non féru de Freud aura cependant tôt fait de comprendre quel genre de lien tu nourrissais pour ta maman.
Là, je dois dire que tu as été parfait. Il m'a été rapporté que le 17 au soir, tu étais au plus mal, mais ce qui t'importait, c'était de franchir le cap des deux aiguilles, tu t'es montré à la hauteur, tu l'as emporté.
Le 18 décembre au matin, la Ste Famille m'a annoncé ton décès avec des grelots dans la voix.
Je ne peux pas dire que ça ait été une surprise, je te savais malade et "à l'article de la mort", il me fallait cependant supprimer l'article et faire une phrase du genre "mon père est mort". j'ai mis toute la journée à réaliser que ça y était, tu étais MORT !
Tu le sais, des morts, j'en ai connu quelques unes, des belles, des longues, des mitrailleuses, des surprises, des décidées, je ne peux pas dire non plus que j'étais novice, mais malgré tout, la tienne, m'a causé quelques tourments.
Nous ne nous étions pas vus depuis des mois, j'étais pourtant allée te voir dans ton hôpital, ta gueuse avait même quitté la pièce, pas tant pour nous permettre un tête à tête, que de ne pas avoir à respirer ensemble le même air vicié de ta chambre.
Ca m'arrangeait, je n'avais rien à lui dire.
De quoi avons-nous parlé ? tu t'en souviens ? moi oui ! De rien et surtout pas de l'essentiel, tu prenais tes quartiers de mourant sur des griefs à mon encontre et je laissais dire, à quoi bon ? Je savais pertinemment que tu savais que tu avais tort mais je savais aussi que tu étais content de me voir, naturellement tu ne l'as pas dit, naturellement, je te l'ai dit.
Après, plus rien. Tu n'étais plus en état de dire quoi que ce soit et de toute façon, le mal était fait, il ne pourrait plus jamais se réparer.
Croyais-je.
Et puis, tu es mort.
La Ste famille, très versée dans les affaires de deuil, t'a organisé des obsèques de prince, j'espère quand même que tu as rigolé. Des obsèques dans une église pour le plus grand des agnostiques, fallait tout de même le faire !!!!
J'ai hésité entre la honte et le rire, j'ai opté pour la rigolade.
C'est ta nénette, pieuse à s'en plisser la peau qui voulait ça pour toi, des fois que le seigneur soit atteint d'Alzheimer et ne sache plus reconnaître les siens, enfin bon, passons, chacun y est allé de son petit couplet élogieux et j'ai gardé les yeux rivés sur un trou que j'avais dans mon ciré noir. Un ciré noir, tu sais pourquoi ? parce que ta fille, ma soeur, Pascale, avait dit qu'il fallait raisonnablement porter des vêtements sobres, oui, oui, Pascale a dit ça. Si tu n'as pas pu voir, je te rassure, nous étions tous très corrects, noir et gris anthracite, très smart dans la douleur.
Pascale jouait à merveille la mater dolorosa, mais elle n'a aucun mal, c'est son rôle favori, elle a envoyé Clément à l'autel avec une bougie, arf, tu aurais vu ton petit fils , Perdu le pauvre enfant ! perdu devant l'autel, Clément n'a aucune éducation religieuse, j'en ai peur, il a toujours préféré la mythologie et plus particulièrement l'histoire du Minotaure.
Bon, enfin, tout ça était très joli, très éclairé, très compassé, il y avait plein de fleurs et plein d'inconnus, tous des gens très très bien, très comme nous, gris anthracite.
Le sermon du curé ? je ne sais pas, je suis sourde, mais à voir les visages autour de moi, ça a dû être pas mal, il a certainement bien chanté tes louanges.
Après on a bu et mangé à ta santé comme il se doit, et serré quelques mains aussi, et encore après, nous sommes repartis Clément et moi, parce que nous étions venus avec Bingo et qu'il n'était pas question que Bingo passe la journée dans la voiture, tu comprends je pense, tu as toujours compris les animaux mieux que les humains.
Il faut que je te dise que lorsque nous sommes arrivés, 24h à l'avance, Clément a manifesté le souhait de te voir à la morgue. j'étais sciée ! moi, je ne voulais pas te voir, je ne voulais pas avoir à toucher ta peau devenue roide, mais Clément a insisté et je n'ai pas voulu qu'il y aille seul, je l'ai donc accompagné.
Je ne vais pas dire que tu étais beau, non, mais tu m'as semblé apaisé, Clément t'a touché lui, sans, apparemment, aucune once de dégoût ou de peur, et avant de quitter cette pièce, je me suis dit que tu pourrais tout aussi bien partir avec quelque chose de moi, après tout, j'étais ta fille et même si tu m'avais reniée, vilipendée, honnie, j'étais quand même ta fille. Alors, j'ai glissé mon foulard dans la poche de ta veste, si ça ne te faisait aucun bien, ça ne pouvait pas te faire mourir davantage.
Après, encore après, tu le sais, il y a eu le notaire, l'héritage, ce fameux héritage, cette quinte de rire, ton codicille à notre égard, Jean, ton fils, mon frère et moi.
Ainsi en avais-tu décidé, tu voulais que la haine soit et qu'elle se maintienne, qu'elle brûle pour encore des générations, sois rassuré, elle est attisée, mais sois déçu, pas par moi.
Ton codicille, je m'en battais l'oeil, ne rien avoir ne m'est pas un souci, je ne suis pas envieuse, cela n'est pas mon défaut, c'est ce que ton codicille a déclenché qui a été plus rigolo.
La Ste Famille qui disait avant ta mort et répétait à l'envi que quoi qu'il arrivât "nous restons une famille !" se dépêcha d'oublier la litanie et se révéla sous son plus efficace profil.
Bon, mais tout ça aussi, tu le sais, puisque c'est ainsi que tu l'avais voulu, tout le monde n'a pas le même sens des transmissions, en t'abandonnant, j'abandonnais aussi la Ste Famille, (tu as vu que je lui mets des majuscules tout de même).
J'ai résisté papa chéri, j'ai résisté à toutes les tentatives, le racolage, les menaces, les huissiers, les chantages et autres escroqueries sentimentales, j'ai résisté à l'appel du chrysanthème qui crie mon absence sur ta tombe, je me fous des pierres tombales, putain, ce n'est pas un secret, pourquoi devrais-je déroger à ma règle en ton honneur ? J'ai tellement résisté que la ste famille machin a fini par perdre ses majuscules et a tâché de m'assassiner, mais ça aussi, tu le sais, et tu as vu comme j'ai bien résisté ? J'espère que tu es fier papa chéri parce que de tes neuf enfants, je suis la seule capable de passer à travers les balles sans gros dommages.

Alors, le temps a passé, les années aussi, j'ai oublié, je t'ai quasiment oublié. je ne sais même plus ton visage, il faut que je ferme les yeux et que je te repense, je me souviens de ta voix et des dessins que tu me faisais.
Je ne me souviens pas de gestes tendres, tu n'en as jamais eus, mais ce n'était pas de ta faute.
Je me souviens que tu m'aimais, je sais que tu m'aimais, tu m'as même beaucoup, beaucoup aimée, je sais que tu étais fier de moi parce que je réussissais un truc que tu n'avais pas toi, réussi : j'étais douée pour les langues étrangères.
Mais tu sais quoi papa ? j'ai perdu l'ouïe, alors pour les langues étrangères, c'est plus difficile aujourd'hui.
Oui, je t'ai oublié.
Presque.
Parfois, je choisis de penser à toi, mais c'est parce que je le décide et ça n'a rien à voir avec le nom d'un saint sur un calendrier.
Danielle, ta fille, ma soeur, dit que je dois t'en vouloir au fond d'avoir fait CA.
Non, je ne t'en veux pas, c'est terrible, je m'en fous !
Je n'avais que toi, comme papa, je te trouvais beau, tu savais tout sur tout, tu étais gentil avec les gens du dehors, parce qu'avec les gens du dedans, c'était une autre histoire...
Je n'avais que toi comme papa et je t'aimais.
Avant ton codicille, avant ta mort, avant cet avant, tu étais là, sur ton lit d'hôpital avec tes petits tuyaux dans le nez, tu avais du mal à respirer, je ne voyais que tes yeux noirs, noirs de jais et traversés de lueurs sulfuriques.
Avant cet avant là, souviens-toi, papa chéri, j'allais m'en aller et toi et moi savions que nous ne nous reverrions jamais, je t'ai enlevé tes petits tuyaux dans le nez, tu n'as pas eu plus de mal à respirer, je me suis penchée sur toi, mes lèvres contre ta joue, toi qui détestais les contacts charnels, j'ai pris ta main dans la mienne et souviens-toi, je t'ai dit : " je ne serai jamais l'héritière de ta haine, je t'aime mon papa" et je t'ai remis tes petits tuyaux dans les narines.
C'est ça qui t'a coupé le souffle un instant, pas le manque d'air. je ne t'ai pas tué, je t'ai dit la vérité.
Alors aujourd'hui, 3 novembre, jour de la St Hubert, je m'offre le luxe de penser à toi.
Il faut que je te dise mon papa, je suis heureuse, très heureuse, malgré toi,
Mon papa Hubert.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Je ne sais pas si je peux écrire un commentaire après ce message.
Ça va être difficile.
Difficile car dans ce billet se mêle à la fois l'enfant que tu étais et la femme que tu es aujourd'hui.
Je reconnais aussi ton style qui se veut léger, malgré le contenu très lourd de sens.
Finalement après ce très beau et émouvant message, je préfère me taire. Mais je te serre dans mes bras, car la souffrance est énorme. Même si tu dis être indifférente.
Bises ma Lolo

Je danse sur un fil a dit…

;-) Ma Leiloo (et merci)

Anonyme a dit…

Puis j'ai fait une faute aussi. Pftt ça gâche tout.
Ce très bel et émouvant. Pardon.

Je danse sur un fil a dit…

Ca ne gâche rien du tout, je n'y avais pas même prêté garde ;-)

Anonyme a dit…

:)

Diane a dit…

Renoncer a aimer et pouvoir renoncer??????en étant enfant quand tu as été abandonnée parce qu'il ne voulait pas se départir de ses chats et que toi tu étais allergique?
Il y a amplement de quoi renoncer.
Lui qui aimait davantage les animaux que les humains t'a légué au moins cet immense amour pour les bêtes, sauf que toi c'est avec l'équilibre que tu le vis.
Oui ne pas avoir le choix, devoir prendre ce papa parce qu'il n'y en aura pas un autre!!!!

Belle fille comme tu dis bien... je reste sans mots.

Je danse sur un fil a dit…

L'histoire n'est pas si simple. Finalement, ce qu'il en reste, c'est ce qui me fait avancer.
J'avais reçu tellement d'amour ailleurs que je pouvais marcher justement.
Merci ma Dianou, j'aime les chats tu le sais, je les aime énormément.