Thérèse travaille de l'autre côté du couloir. Pendant trois ans, nous avons travaillé véritablement ensemble, j'avais appris à la connaître et à l'apprécier.
Lorsque je suis arrivée au Centre Hospitalier, un cadre a eu la très mauvaise idée de me parler du "cas" Thérèse, alors que je ne la connaissais pas encore. J'avais été très choquée par le procédé et je m'étais gardée de tout commentaire. J'ai pour habitude d'arriver dans un endroit, parfaitement vierge de toute idée préconçue, me sachant apte à me faire une opinion seule. Opinion parfois radicalement différente de ce qui m' a été conté. Ce fut le cas pour Thérèse.
Au moment où je débarquais, fraichement mutée, le bureau vivait un séisme d'émotions, une autre collègue "Elisabeth" venait de perdre son fils tué dans un accident de la route un samedi soir retour de discothèque. Fils unique et adopté. Babeth a cru mourir, elle avait la foi, et c'est probablement ce qui l'a sauvée.
Après des mois de dépression, Babeth est revenue au bureau, brisée, anéantie mais vivante, et petit à petit, la vie a repris. Babeth est depuis partie à la retraite, elle n'est plus la même mais elle consent à rester debout pour "ceux qui restent"...
L'histoire de Thérèse était extrêmement douloureuse, trouvais-je mais je ne lui en soufflais mot, je pensais que si elle avait envie d'en parler, elle le ferait elle-même. C'est lorsque nous nous sommes retrouvées réunies dans le même bureau qu'elle l'a fait.
Ce jour là, j'écoutais sa version, tellement peu semblable à ce qu'on m'en avait dit. Thérèse parlait avec ses tripes et sa douleur restait là, coincée, sans espoir pensait-elle de jamais la digérer.
Si je raconte l'histoire de Thérèse, sachez que je le fais avec sa permission, et encore n'en dirais-je que peu, tant elle lui appartient.
Thérèse, d'un premier mariage avait eu une fille. Puis la vie faisant ce qu'elle a à faire et à défaire aussi, Thérèse se maria une seconde fois. De ce second mariage, naquirent deux filles. Le deuxième mari de Thérèse était violent, elle fut ce qu'on appelle une "femme battue" et puis ça aurait pu peut être continuer si cet homme n'avait abusé de la fille ainée de Thérèse...
Thérèse et son mari furent condamnés par un tribunal comme il convient, Thérèse a connu la prison et a été relâchée parce qu'elle devait bien s'occuper des deux petites dernières et que la preuve de sa culpabilité, c'est à dire son silence dans l'affaire, n'avait jamais été faite.
Thérèse a pu exceptionnellement retourner travailler dans une institution qui, en règle générale, n'accepte pas les porteurs de casier judiciaire, mais Thérèse bénéficiait du doute.
Je n'ai jamais demandé à Thérèse si elle s'était véritablement tue alors qu'elle "savait", parce que pour moi qui arrivais, Thérèse avait déjà fait les frais d'un jugement, je n'étais pas là pour en refaire un autre. Et très honnêtement, je n'ai jamais cru un seul instant à sa possible culpabilité.
Bien entendu les premiers temps après son retour, elle fut mise à l'index, montrée du doigt, "Thérèse ou la peste bubonique", elle fit front dans la dignité et taire du même coup les méchantes langues qui partout, hélas ont une propension à pousser comme le chiendent.
Petit à petit elle s'est confiée à moi. A chaque fois qu'elle lâchait un peu de son calvaire, j'imaginais les ravages intérieurs qu'elle vivait. Thérèse a consulté pendant une longue période un médecin de l'âme, elle s'est aussi isolée longtemps et puis un jour, en allant au théâtre, Thérèse a rencontré Daniel, un homme exceptionnel.
Elle a tout dit à Daniel, tout raconté de sa vie, de son passé, Daniel n'a pas fui, mieux, Daniel l'a prise dans ses bras et l'amour, le vrai, celui dont Thérèse pensait qu'il n'existait que dans les contes est né ce jour là. Cela fait aujourd'hui douze ans que Thérèse aime Daniel et que Daniel en fait autant ;-)
Thérèse partira en retraite l'année prochaine, me laissant un vide sidéral dans le coeur, mais je
sais bien que je ne la quitterais jamais tout à fait, elle non plus je crois.
Il y a six ans, Thérèse après le dîner, s'est plainte de violents maux de tête, elle a dit à sa cadette, qu'elle montait se coucher car elle ne se sentait pas bien du tout. Cécile puisque c'est le prénom de la cadette l'a alors entendue vomir, elle est montée elle aussi et a découvert sa mère allongée, raide. Cécile avait quatorze ans à l'époque, elle a eu le réflexe formidable d'appeler les pompiers qui sont intervenus immédiatement. Thérèse a été transportée après un bref passage à l'hosto, à l'hôpital de la Timone à Marseille par hélicoptère pour une rupture d'anévrisme.
Opérée à son arrivée, le chirurgien lui en découvre deux autres qu'il ne peut opérer tout de suite. S'ensuivra un long chemin pour le retour vers la vie, le coma, la réanimation, la neuro- chirurgie et des mois après, le retour chez nous, dans notre hôpital et en rééducation.
Lorsque je l'ai vue revenir, j'ai cru que j'allais tomber. Elle me faisait penser à Bauby dans le reportage que lui avait consacré Beineix "Assigné à résidence". C'est ce qu'était Thérèse. Je me foutais du crâne rasé et de la cicatrice énorme qui le barrait atrocement, je la voyais là, avec de la bave au coin des lèvres, des yeux vides et je pensais "mais où es-tu Thérèse ?"
Pendant les mois où elle est restée hospitalisée en neurologie, nous lui avons donné la becquée à midi en alternance avec Pascale, son amie. Cécile, ses deux autres filles et Daniel prenaient le relais le soir. Elle ne reconnaissait ni Pascale ni moi mais ses enfants et Daniel lui évoquaient quelque chose.
Parfois elle était énervée et nous jetait les plats à la figure, mais nous nous en moquions, nous savions qu'elle était loin, dans un autre pays et qu'il lui faudrait beaucoup de temps pour nous rejoindre.
Elle vouait un culte à Johnny Hallyday alors après les repas laborieux, nous lui passions en boucle la chanson qui lui amenait un sourire "Oh Marie si tu savais..." et nous chantions. Parfois elle m'engueulait en me disant "va-t'en", j'obéissais. Tout ce temps avec elle ne m'a jamais pesé et je ne lui en ai jamais jamais voulu de ses débordements. La parole était difficile, les échanges limités, j'arrivais parfois à lui caresser la main quand elle le voulait bien.
Un jour, en arrivant pour le déjeûner, j'ai trouvé Thérèse en larmes, elle s'était oubliée dans son pantalon, elle ne pouvait ni se lever ni évidemment se laver et se changer. Pour la première fois de ma vie, j'ai fait ce qu'elle ne pouvait pas faire. Elle a pleuré tout le temps que ça a duré, je ne suis pas une pro et j'ai certainement dû mettre beaucoup trop de temps. j'aurais pu appeler une aide soignante mais je savais combien ça les soulageait déjà beaucoup de pouvoir la faire manger, je n'ai pas appelé. En revenant au bureau c'est moi qui pleurais. J'avais compris un peu tard que Thérèse, même loin dans son pays, gardait sa dignité et la dignité est toujours de cet autre pays qu'est l'intime.
Plus tard, elle a pu intégrer le service de rééducation où elle a fait d'immenses progrès. Elle a réappris à marcher et à parler, ça n'a l'air de rien, croyez-vous, ce sont en réalité, des heures et des heures de souffrance.
Elle se fâchait beaucoup de ne pouvoir se faire comprendre alors qu'elle parlait un charabia proprement incompréhensible, petit à petit, les mots lui sont revenus, un peu dans le désordre au début et puis ils ont repris du sens. Elle a pu marcher correctement, ses cheveux repoussaient, la coiffeuse est venue lui arranger, elle avait perdu tellement de poids qu'elle était squelettique, l'activité physique aidant, elle a retrouvé l'appétit et regonflé ses joues. Physiquement elle n'était plus tout à fait la même Thérèse et j'ai compris que je devrais, comme les autres, faire mon deuil de la Thérèse que j'avais connue. Pour moi aussi, ce fut un drôle de parcours.
En avril de l'année suivante, Thérèse dut retourner à la Timone pour que les deux anévrismes soient opérés, une opération beaucoup moins invasive mais qui la laissèrent sur le flanc un bon mois.
Sa rééducation étant bien engagée, Thérèse partit dans un autre centre pour parachever l'ouvrage.
La médecine l'arrêta très officiellement pendant deux ans, après quoi, elle eut droit à reprendre le travail à mi-temps thérapeutique. Au travail non plus, ça ne lui était pas facile mais elle s'accrocha.
Depuis, cette histoire que je vous raconte, appartient définitivement au passé. Thérèse travaille à temps complet depuis deux ans, elle conduit sa voiture, parle comme vous et moi, chante Johnny, danse et rit, aime son Daniel et me subjugue tous les jours. elle est un immense modèle de courage et une preuve irréfutable de ce qui est humainement possible.
A midi, alors que nous prenions notre pause ensemble, nous avons reparlé de tout cela. Je lui ai dit que je lui consacrerai un billet et demandé jusqu'où j'avais le droit de parler d'elle. Je lui ai raconté qui elle était dans ces mois de souffrances, parce que sa mémoire a volontairement occulté certains passages et que parfois elle est en demande de ce que fut cette période.
Alors que je lui disais que je ne comprenais pas que la vie lui ait infligé une épreuve supplémentaire de cet acabit, elle qui en avait déjà terriblement bavé, elle m'a souri et répondu que si ça lui était arrivé, elle y voyait deux raisons :
La première étant que ces ruptures d'anévrisme dans le cerveau étaient l'assurance indéniable que sa tête n'avait pas pensé de la bonne façon. Elle s'était noyée dans la culpabilité et dans les cauchemars, sa tête, lasse de ressasser ce qui ne pouvait plus être avait explosé en un gigantesque raz-de-marée.
La seconde m'a-t-elle dit c'est que je ne suis pas morte, alors j'en tire les leçons, et les leçons, c'est que je n'avais pas tout compris, maintenant je sais.
Je ne sais pas ce que Thérèse sait, mais c'est sûr elle le sait.
Elle m' a aussi demandé de bien vous dire et de bien vous rappeler que "oui, c'est vrai, j'en témoigne, ce qui ne tue pas rend plus fort !"
J'aime Thérèse d'amour, c'est la vérité, c'est une femme qui m'épate tous les jours, mais surtout, c'est une authentique femme de coeur avec l'intelligence qui est l'apanage des gens de coeur, une intelligence qui n'a rien à voir bien sûr, avec le savoir, l'intelligence aussi de pardonner à ceux qui l'ont bafouée et traînée publiquement dans la boue.
J'aime Thérèse d'amour, j'ai réalisé ça à midi, oui, c'est de l'amour.
Elle est ma magnifique Thérèse, elle mérite tellement ces quelques lignes.
Voilà ma Thérèse, je voulais juste que tu saches combien je te suis reconnaissante et redevable de cette incroyable démonstration de ce que peut être une vie et comment on peut la réussir malgré....
Je t'aimerai toujours, c'est ce que je t'ai dit à midi, oui, je t'aimerai toujours, je porte ton prénom là sur mon coeur.
Alléluia Thérèse !
mercredi 15 octobre 2008
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5 commentaires:
Thérèse tu vas lire cet hommage a toi?
Si tu viens ici je t'embrasse très très chaleureusement, un ptit bizou froid du Québec.
Merci Lolo pour ces témoignages si bien écrits qu'on suit Thérèse au travers sa vie en la sentant très près de nous.
Elle l'a lu Diane, je ne voulais pas la trahir en mentionnant des choses qui auraient pu s'avérer inexactes et elle vient aussi de prendre connaissance de ton message, elle t'embrasse aussi ;-)
Merci Lolo de nous avoir donné ce pan de la vie de Thérèse.
A coup sûr, j'y repenserai.
J'aime ton écriture. Elle est fluide et me donne envie d'aller plus loin. Peu à peu, au fil de la lecture, on entre dans le personnage ; tout simplement.
J'aimerais être éditeur... Je te demanderais d'écrire encore, et encore. Faire un recueil, donner aux autres la possibilité de te lire.
Tu écris merveilleusement bien. Ca te fais donc une qualité supplémentaire ! Et une raison de plus pour espionner ton blog et t'aimer davantage. ;-)
Mais euh !!!! Je rougis là, bon, je vais me cacher ;-)
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